Réglementation : L'ES-TRIN 2025 va-t-il envoyer 90% de la flotte fluviale européenne à la ferraille ?
Depuis 2015, le CESNI (Comité Européen pour l’élaboration des Standards dans le domaine de la Navigation Intérieure) a vu le jour sous l’influence de la CCNR (Commission Centrale pour la Navigation du Rhin) « afin d’accélérer l’élaboration de prescriptions harmonisées, modernes et claires pour les usagers de la voie d’eau ». Il s’agit donc de réunir les experts des États membres de l’Union Européenne et de la CCNR, ainsi que les représentants des organisations internationales concernées par la navigation intérieure. Une place importante est réservée aux représentants des différents acteurs et professions de la navigation en Europe.
En somme, l’objectif est de permettre une décision plus rapide dans l’adoption des nouveaux standards en se basant sur l’expérience de la CCNR. Or, on s’aperçoit que l’influence de la CCNR pèse lourd dans l’adoption de normes qui s’imposeront à tous les bateaux de commerce du réseau fluvial européen, sans suffisamment tenir compte des conséquences économiques de ces décisions sur les acteurs économiques privés (artisans et compagnies).
Les prescriptions techniques des bateaux de navigation intérieure sont regroupées au sein d’un document appelé ES-TRIN, suivi de l’année de mise en service du texte. Aussi, la version actuellement en vigueur est l’ES-TRIN 2023/1, et la version 2025/1 a été adoptée en octobre 2024 pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2026.
Si la sécurité et la protection de l’environnement guident l’adoption de la plupart des normes nouvelles, nombre d’entre elles posent question quant au gain de sécurité qu’elles apportent au regard de l’impact financier parfois démesuré qu’elles génèrent. Les mariniers trouvent d’ailleurs certaines dispositions intrusives puisque concernant directement l’aménagement du logement marinier, sans que personne ne comprenne vraiment l’utilité de certaines normes. Certaines d’entre elles ne sont d’ailleurs tout simplement pas applicables économiquement pour nombre de bateaux (ex: hauteur sous barrot dans les logements mariniers devant désormais être de 2m minimum, largeur de porte ou volume d’air par cabine également normés ; la largeur libre du plat-bord doit comporter au moins 60cm…).
Il est d’ailleurs regrettable que toutes les nouvelles normes votées se retrouvent à concerner l’ensemble de la flotte européenne sans distinction de manière rétroactive. Imaginez qu’il en soit de même avec les véhicules routiers…
Il existe donc un risque réel que les bateaux ne pouvant être mis aux normes ne puissent tout simplement plus naviguer à la mise en vigueur de la nouvelle version de l’ES-TRIN ! La quasi-totalité des bateaux de commerce et de plus de 20m est concernée par ce risque fatal.
Heureusement, le groupe de travail CCNR/CESNI a intégré des exemptions temporaires pour certaines de ces normes, offrant pour chacune d’elle un répit par le biais d’une date butoir inscrit dans le document. Pour pouvoir préserver la cale française, plutôt ancienne, tout repose donc sur les « N.R.T. », c’est à dire la prescription ne s'applique pas aux bâtiments déjà en service, sauf si les parties concernées sont remplacées ou transformées, c'est-à-dire que la prescription ne s'applique qu'aux Nouvelles constructions ainsi qu'aux parties ou zones qui sont Remplacées ou Transformées. Si des parties existantes sont remplacées par des pièces de rechange ou de renouvellement, de même technique et fabrication, il ne s'agit pas d'un remplacement "R" aux sens des présentes dispositions transitoires. Mais au final, ces prescriptions devront malgré tout être appliquées.
Le dernier recours pour les prescriptions impossibles à mettre en œuvre sur un bateau ancien est donc de demander une dérogation internationale. Le propriétaire du bateau devra soumettre une demande de dérogation aux dispositions du standard technique ES-TRIN à l’autorité compétente nationale. Celle-ci devra, après examen, demander à la CCNR ou au comité CESNI l’autorisation de déroger à ES-TRIN. La dérogation est accordée par la Commission de visite sur la base de:
soit un acte d’exécution de la Commission Européenne (CE) après l’avis du comité CESNI ou
soit une recommandation de la CCNR.
Cette procédure longue et complexe n’est pas pour autant garantie d’aboutir favorablement, si bien que l’armateur ne dispose pas d’une visibilité de nature à lui donner confiance en l’avenir.
In fine, le risque est de voir le nombre d’armateurs diminuer, le nombre des bateaux de taille petite ou intermédiaire (250 à 1500 tonnes) se réduire au fur et à mesure de l’expiration des N.R.T. et donc de voir disparaître la majorité de bateaux de fret et à passagers anciens. Dans le contexte économique actuel, chaque bateau « déchiré » ne pourrait être remplacé du fait des coûts importants liés au renchérissement des matières premières ces dernières années. Ce serait donc autant de bateaux perdus qui auraient pu être mis à contribution dans la reconquête de la part modale du transport fluvial face aux autres modes de transport massifiés (train, route notamment).
Tous les bateaux logements de plus de 20m de long sont également soumis à l’ES-TRIN.
Agir Pour Le Fluvial alerte les autorités nationales sur les risques courus par la flotte française et européenne et donc les entreprises et artisans qui exploitent les bateaux. Il est crucial que le Gouvernement Français renforce sa capacité à peser au sein de la CCNR et du CESNI pour empêcher que des normes trop lourdes au regard des effets attendus, ou que des procédures d’exonération complexes et imprévisibles, n’engendrent des dégâts irréversibles sur les filières économiques du fluvial français et européen, à l’heure où toute la cale disponible devrait être mise à contribution dans la poursuite de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre liés au transport et à la logistique à travers un report modal de la route vers la voie d’eau, dès que cela est possible et pertinent.
Pour contribuer à cette réflexion, Agir Pour Le Fluvial a créé en son sein un groupe de travail afin de faire remonter aux autorités nationales et européennes les problématiques et incidences concrètes liées à l’application de l’ES-TRIN et travailler de concert pour aboutir à une réglementation uniformisée qui allie les objectifs de sécurité et les réalités techniques et économiques du terrain.
Des problèmes importants sont également rencontrés par les États membres du CESNI dans l'application des prescriptions en matière de Formation, de Qualifications et de Composition d’Équipages, mais cela fera l’objet d’un prochain article.
Nicolas Périé, vice-présidentpour les bateaux à passagers et la formation.